L’INJUSTE

Interview d’Elodie Navarre – Tête d’affiche avec Jacques Weber

La talentueuse actrice et réalisatrice Élodie Navarre est actuellement sur les planches du théâtre de la Renaissance aux côtés de Jacques Weber dans « L’injuste ». Un duel glaçant aux airs de thriller dans lequel elle interprète une journaliste israélienne venue dans un bunker en 1993 interviewer François Genoud, le banquier des nazis, qui a étrangement chappé à la justice.

Comment s’est passée votre rencontre avec cette pièce et ce rôle ?

J’étais dans un seul en scène l’année dernière, Prima Facie, mis en scène par Géraldine Martineau. L’un des auteurs de cette pièce, Alexandre Amiel, est venu me voir et m’a proposé le rôle. Nous étions juste après le 7 octobre et il était un peu difficile d’imaginer jouer cette pièce à ce moment-là. Mais le propos était très intéressant. Tout dépendait de qui allait incarner François Genoud car c’est un texte politiquement difficile à porter, à entendre. On a alors fait une lecture avec Jacques Weber, et j’ai tout de suite trouvé intéressant que ce soit un homme avec ce charisme-là, et qui soit tout le contraire de ce personnage dur, sec et intransigeant, qui le joue. J’avais besoin d’un partenaire capable d’apporter de la théâtralité à cette interview, car c’est évidemment plus que ça, il y a une tension dramatique. Et je savais que l’on allait dans la même direction.

Avoir Jacques Weber comme partenaire de scène, est-ce un challenge supplémentaire ?

Ça porte, parce c’est un grand monsieur et jouer face à lui est galvanisant. Dès les premières répétitions j’ai pris conscience de son charisme. Il a une voix puissante, il en impose et on ne peut pas s’agiter à côté de lui ! Il fallait que je trouve quelque chose de très déterminé en moi malgré mon apparente fragilité, que je travaille l’ancrage de ma voix. Ça a été un véritable challenge en amont, mais une fois sur scène, c’est un vrai plaisir car c’est un homme plein de surprises et un partenaire toujours dans l’écoute, qui a envie de jouer et avec lequel on se dit, peu importe ce qui se passe, je vais le suivre. Dans mon rôle de journaliste, je dois justement suivre ses propositions, m’adapter à son jeu, qu’il soit cruel, dérangeant, fou, peu importe car mon personnage doit mener à bien cette interview pour obtenir justice. Avec lui le spectacle est vraiment vivant, on ne ronronne pas.

Si le personnage de François Genoud a réellement existé, celui de la journaliste que vous incarnez est une création de l’auteur. Cela rend-il le propos plus facile ou plus complexe à aborder ?

L’auteur a développé une hypothèse autour d’un mystère réel : pourquoi Genoud n’a-t-il pas été tué comme les autres après tout ce qu’il avait manigancé ? Et cette hypothèse, que l’on ne va pas dévoiler pour les spectateurs qui n’ont pas encore vu le spectacle, rend le texte très théâtral, et je trouve que cela sert le propos d’en faire un thriller. En revanche, tout ce que Genoud dit dans la pièce est basé sur des faits réels en effet : il a eu un réseau tentaculaire, il a blanchi l’or issu des camps de concentration, organisé des actions terroristes à travers le monde… Je trouve cela important de revenir sur ces moments de l’Histoire, de rappeler que tout cela a existé, surtout avec la résonance troublante que cela a avec notre époque, de faire connaître ce personnage parce qu’il y en a encore beaucoup des comme lui, des terroristes de l’ombre qui sont parfois protégés par un réseau incroyable. Ils ont une pensée bien à eux et sont incapables d’entendre un autre point de vue que celui de la brutalité, de la violence, de la guerre. Et quand on voit la radicalisation du monde, on se rend compte qu’en dépit des décennies qui passent, rien ne change vraiment. Le théâtre est un miroir de ce que l’on traverse. C’est ce qui rend ce projet si passionnant.

Donner la réplique à un personnage aussi détestable, qui parle de « pensée visionnaire d’un génie » quand il évoque Hitler, aide-t-il à trouver les ressources émotionnelles et la justesse d’interprétation ?

Paradoxalement, cela rend le jeu plus facile, car son obstination à lui est révoltante. C’est presque fou de voir jusqu’où il refuse d’entendre la vérité. Mais c’est aussi là que réside tout l’enjeu : mon personnage pourrait facilement basculer dans l’hystérie alors qu’il faut absolument qu’elle reste en retenue. Elle sait qu’elle va le coincer, mais émotionnellement, c’est un combat intense. Je devais travailler le fait qu’elle garde son sang-froid malgré l’absence totale d’humanité et d’empathie
face à laquelle elle se trouve, pour mieux le coincer ensuite. C’est un travail de manipulation qui lui permet de garder une part de contrôle sur la situation. Car ce qu’elle veut surtout c’est obtenir justice parce qu’elle a tellement de preuves de tout ce qu’il a fait qu’elle refuse que ce type-là puisse tranquillement mourir de sa propre mort.

Après avoir été une avocate brillante qui défend les agresseurs sexuels dans votre précédente pièce, Prima Facie, vous êtes ici une journaliste qui fait face à un être des plus monstrueux. Comment abordez-vous cette confrontation directe au mal ?

Ce que je trouve intéressant avec de tels rôles c’est d’essayer d’être dans une souplesse, d’écouter l’autre et de voir quand et comment intervenir ou laisser venir. C’est vraiment du jeu. Dans le rôle de l’avocate, j’ai joué la dialectique, alors que là, je joue l’écoute. Donc les deux rôles se répondent bien, je trouve. Ce que j’ai trouvé éprouvant dans ce rôle de la journaliste, et qui m’a questionnée, c’est qu’un personnage si radical que celui de Genoud n’offre pas la moindre possibilité de le contredire car il maîtrise un discours parfait. Il justifie ses actes de façon cohérente, ce qui le rend encore plus glaçant. Tous les soirs, en l’écoutant, je me dis : « Ce type a une pensée extrêmement construite qui est désarmante car elle peut malheureusement paraître plausible. » Et c’est bien là le danger : la radicalisation d’idées extrêmes, l’antisémitisme décomplexé, la capacité à retourner la situation, à imposer une vision par la force, par le chaos, tout cela résonne tristement avec l’époque actuelle. L’Histoire semble être un éternel recommencement, c’est peut-être cela le plus effrayant finalement.

Au Théâtre de la Renaissance

Par Mélina Hoffmann