KESSEL, LA LIBERTÉ À TOUT PRIX

Interview de Franck Desmedt

© Studio Vanssay

Seul sur la scène du Théâtre Rive Gauche, Franck Desmedt interprète un homme ayant vécu mille vies : Joseph Kessel. Écrivain, pilote, grand reporter, cet aventurier à la soif de vivre finira par devenir un des Immortels de l’Académie Française, qu’il intègre en 1962. L’histoire d’un homme complexe, magnétique, aux idées singulières et dont l’oeuvre écrite est devenu un des témoignages les plus étonnants du XX‭e siècle. Franck Desmedt nous raconte sa rencontre, son étude et son affinité avec ce personnage unique.

Joseph Kessel a été infirmier brancardier, engagé volontaire, grand reporter, capitaine d’aviation, écrivain. Il a vécu mille vies, il a côtoyé les grands comme il a fréquenté les bas-fonds, dans une infinité de territoires. Comment avez-vous abordé ce rôle polymorphe ? 

Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé une série de portraits de quelques-uns des grands témoins du XXe siècle, dont j’adapte les histoires sur scène. Ce qui m’intéresse chez ceux que j’ai choisi, tel que Romain Gary dont j’ai joué La Promesse de l’aube, c’est qu’ils se sentaient trop à l’étroit dans leurs vies. Joseph Kessel en est l’exemple typique. J’ai commencé à l’aborder grâce à la lecture de ses reportages, qui sont aussi passionnants que ses livres ; on en compte d’ailleurs plus de 80. Il nous raconte le siècle d’une manière très originale. 

Connaissiez-vous l’oeuvre de Kessel avant de vous engager dans cette pièce et avez-vous lu ses écrits pour vous imprégner de son regard sur le monde ? 

Je ne connaissais pas toute son oeuvre, mais j’avais pu étudier Le Lion étant plus jeune et j’avais lu Les Cavaliers. J’avais d’ailleurs pu voir le très beau spectacle d’Éric Bouvron en 2014 ! Il me restait beaucoup à découvrir, comme par exemple Fortune carrée, qui m’a servi pour travailler tout le passage sur l’Afrique. Plus qu’une biographie exhaustive, on a surtout voulu bâtir l’adaptation autour d’une phrase qui résume la pensée de Kessel : les hommes valent mieux que les idées. C’est une affirmation beaucoup plus sulfureuse qu’il n’y paraît ; elle explique beaucoup des relations qu’il a gardées avec gens très particuliers. 

Le spectacle a pour titre Kessel, la liberté à tout prix. Quelles libertés avez-vous prises avec Mathieu Rannou pour interpréter ce personnage ? 

On en a pris le moins possible, notre but étant de rester fidèles à l’idée que l’on avait de Kessel, à savoir celle d’une personne excessive, dans sa vie, dans son travail, avec les femmes… La seule liberté que nous nous soyons octroyés, c’est une théorie que nous avons développé pour expliquer son passage d’une carrière au théâtre à celle de journaliste. Selon nous, le suicide de son frère âgé d’à peine 21 ans, lui-même un grand acteur en devenir, l’a profondément traumatisé et l’a détourné de son but premier. Cet évènement l’aurait décidé à quitter la France et lui aurait donné une soif d’aventure inextinguible, à peine satisfaite par ses métiers d’aviateur pendant la guerre, puis de grand reporter. 

Pouvez-vous nous parler des partis-pris de mise en scène ? 

Le décor est constitué presque exclusivement d’un drap en pongé de soie. Il en résulte une scénographie assez simple mais qui illustre les différents endroits par lesquels est passé Kessel. Le drap devient une tente lorsqu’il est en Afrique, un linceul à la mort de sa mère, un vêtement quand il se promène en Afghanistan, pour finalement tomber et laisser apparaître l’Académie Française… De fait, le spectacle se termine par le discours d’admission de Kessel à l’Académie. C’est ce drap qui projette le spectateur dans différents endroits et l’invite à faire travailler son imaginaire. 

Cela vous a-t-il semblé important d’évoquer le parcours de Kessel dans des moments historiques qui annonçaient notre monde contemporain ?

Évidemment, il a beaucoup de choses à nous dire sur les Hommes, sur la liberté qui est si précieuse, sur la démocratie, sur la guerre. C’est un témoignage puissant que nous offre Kessel et, en voyant les endroits par lesquels il est passé et les témoignages qu’il a pu apporter, on se dit que l’Histoire ne retient rien, hélas. Il y a une citation assez juste que l’on attribue à Marx mais qui va bien à la façon de penser de Kessel : « L’Histoire ne se répète pas, elle bégaie ». On continue sans cesse de vivre les mêmes tragédies, car la nature semble ainsi faite. 

En 1916, Joseph Kessel a été admis au Conservatoire et il a fait quelques apparitions sur les planches de l’Odéon. Vous sentez-vous proche de l’homme qu’il a été ? 

Oui ! Kessel était quelqu’un de très franc, de très droit, qui à l’inverse de Romain Gary ne s’est jamais caché derrière de multiples identités. Il est plein de paradoxes, mais j’arrive à les comprendre. Il fréquentait des gens infréquentables, simplement parce qu’il trouvait que derrière ce que les gens disaient, il y avait quelque chose d’essentiellement bon à sauver. Je me sens assez proche de cette philosophie. 

Quels sont vos projets pour le reste de l’année ? 

On a la chance de connaître le succès avec Kessel depuis près d’un an ; le spectacle est d’ailleurs prolongé au Rive Gauche jusqu’à fin juin. Nous serons cet été à Avignon, au Théâtre du Roi René. Après cela, j’aimerais me pencher sur ce qui pourrait être le dernier volet de la série des grands témoins, dont il me reste encore à choisir le personnage central… 

Jusqu’au 26 juin, au Théâtre Rive Gauche

Par Émilie Hangue-Moquiot