TIAGO RODRIGUES
Avigon 2024, « Chercher les mots »
Le Festival d’Avignon se tient cette année du 29 juin au 21 juillet , un peu plus tôt qu’habituellement du fait des Jeux olympiques de Paris. Rencontré avant que l’agenda politique n’interfère lui aussi avec cette 78e édition, le directeur du Festival, Tiago Rodrigues, nous livre quelques réflexions sur ce nouveau cru et sur la puissance intemporelle des arts vivants, plus que jamais indispensables pour penser le monde.
Le festival d’Avignon inaugure en France un été placé sous le signe des performances. Les arts vivants sont-ils un sport d’endurance ou de combat ?
Je pense que le théâtre est multiple. J’aime beaucoup l’idée de théâtre au pluriel, comme dans le titre de votre magazine, parce que ce que nous essayons de faire au festival d’Avignon, c’est de proposer une pluralité d’esthétiques. Ça veut dire une pluralité de théâtres et plus largement d’arts vivants, d’arts de la scène : ça peut-être la danse ou la présence inhabituelle du cirque cette année dans la programmation, avec la compagnie franco-catalane, Baro d’evel. Et effectivement, le théâtre peut être un sport de combat. Il l’est déjà depuis vingt-cinq siècles depuis qu’Eschyle a écrit Les Perses. Il y parle de l’ennemi vaincu par les Grecs et aussi de la compassion, de l’humanité profonde qui peut nous lier, y compris à nos ennemis, et aussi de l’organisation de la Cité. Il y a des dimensions de réflexion politique et d’engagement du théâtre. Et en même temps, le théâtre est aussi parfois un marathon, parfois un sprint. Il est la pluralité d’esthétiques qu’on propose. Il peut être une plongée dans la beauté, le ressenti, l’émotion. Par exemple, je sais que je vais pleurer quand je vais voir la nouvelle pièce de Caroline Guiela Nguyen, Lacrima. Et en même temps, je sais que je vais rire quand je vais voir La vie secrète des vieux, la pièce de Mohamed El Khatib qui parle d’érotisme et de désir.
Chercher les mots, c’est l’expression choisie pour être le liant de cette 78e édition. On la reçoit comme un appel à la recherche collective et aussi comme un aveu d’humilité face à la complexité de dire le monde. C’est ce que vous vouliez ?
Cherchant les mots, c’est essayer de donner un sens à la présence du public, au travail des artistes, à ce moment de fête. Et c’est aussi essayer de lire ce que les artistes sont en train de préparer, d’imaginer, de construire, de répéter sans les encombrer d’un slogan ou d’un thème. Aujourd’hui, n’importe quelle question soulevée par les artistes surgit dans un contexte où nous devons nous rappeler de l’importance des manifestations culturelles, des rassemblements de personnes autour de l’art, comme un espace de recherche des mots, des gestes, des idées qui peuvent nous aider à dire le monde et à habiter le monde. Dans une société où, médiatiquement et politiquement, les mots nous sont presque imposés, on a du mal à avoir un espace pour cette recherche. Alors le festival n’est pas nécessairement un lieu de réponses ou de solutions, mais il n’y a pas de réponse ou de solution si on n’arrive pas à sortir un peu des chemins déjà tracés, si on n’arrive pas à avoir des moments hors de l’obsession de la productivité, du contexte de travail, du lieu habituel où sont nos corps et nos énergies. C’est ce que voulait déjà Jean Vilar : la rencontre. Par exemple entre nous deux, très différents, regardant un même spectacle, assis dans le même rang, à égalité de pouvoir, pour ensuite débattre.
Cette année, l’espagnol est la langue étrangère invitée par le festival. Comme tout idiome, elle apportera, au-delà des mots, une façon singulière d’exprimer une vision du monde. Quels regards vont être portés par les œuvres hispanophones ?
Inviter la langue espagnole ou inviter n’importe quelle langue, c’est un geste qui suppose — comme disait George Steiner — qu’une vie polyglotte est toujours plus riche qu’une vie monoglotte, parce qu’elle nous permet d’être dans la langue de l’autre, de se déplacer de soi-même. Et cette pratique de curiosité et d’amour de l’autre, c’est une source de richesses. On le fait parce qu’on sait que dans le monde hispanophone, il y a une diversité d’arts vivants de grande qualité, et ça, pour nous, c’est ce qui préside à ce festival. Mais on invite aussi ce rapport de la langue espagnole avec l’histoire, avec ses complexités coloniales, avec ses richesses et ses diversités patrimoniales et contemporaines. Et ça nous permet par exemple, dans un même festival, de découvrir comment Gwenaël Morin, metteur en scène français, va s’emparer de Quichotte avec Jeanne Balibar sur scène, en même temps qu’on découvre Tiziano Cruz, jeune artiste argentin issu d’un peuple autochtone qui parle précisément des frictions entre la langue espagnole et la culture européenne qui, par le biais de la colonisation, sont
aujourd’hui dominantes en Argentine après avoir mis sous pression, opprimé, effacé des cultures autochtones. C’est une richesse, cette complexité où on peut célébrer à la fois le grand monument qu’est la langue espagnole et comprendre aussi ce qui est dans les marges, ces problématiques qu’il faut prendre au sérieux, les périphéries historiques effacées de la langue espagnole.
Cette année, en plus de votre rôle de directeur du festival, vous serez aussi à l’affiche avec votre spectacle Hécube, pas Hécube avec la Comédie française. Vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Je m’inspire de la tragédie d’Euripide, mais j’écris une pièce qui raconte l’histoire d’une femme qui est comédienne et qui est en train de répéter cette pièce au théâtre. Alors, on voit plein de scènes au théâtre, de répétitions de cette tragédie, parfois des scènes répétées où la comédienne évolue de plus en plus, dans son interprétation. Et on accompagne sa vie personnelle dans laquelle elle passe beaucoup de temps au tribunal parce qu’elle a porté plainte contre l’État pour maltraitance de son enfant autiste. Il y a des coïncidences avec Hécube qui exige justice pour son enfant assassiné et qui est dans l’état le plus vulnérable au monde, esclave et vaincue à la fin de la guerre de Troie, mais qui, quand même, pense qu’elle a droit à la justice, au nom de son fils, et qui se bat. À ce parallèle entre leurs vies s’ajoute un second, qui est la façon dont au théâtre et dans la justice, on est toujours en train de répéter la même histoire pour faire avancer les choses.
La programmation se déploie sur des sites patrimoniaux qui ont tous leur caractère propre, qu’est-ce que cela change à la réception des œuvres par le public ?
C’est une des grandes magies et singularités du festival. Par exemple, Boris Charmatz, artiste complice de l’édition de cette année, va investir l’Île de la Barthelasse. C’est un lieu banal, mais c’est un endroit d’où on voit toute la beauté monumentale d’Avignon. Ça, c’est ce que disait Jean Vilar : « La nuit, les étoiles, le public ». Voilà les ingrédients fondamentaux pour une expérience inoubliable, magique. Cette dimension des lieux ajoute énormément à l’expérience du public. Et elle oblige aussi les artistes à dialoguer avec ces lieux, ce qui fait que plein de spectacles qui sont présentés à Avignon proposent une expérience unique et inoubliable.
Malgré les tragédies du monde dont s’empare parfois le théâtre, le festival reste une fête collective incroyable. Comment parvenez-vous à ce prodige ?
Je pense que c’est la place d’un festival de ne pas être aveugle aux injustices et troubles du monde. Jean Vilar disait que « l’artiste ne se perd pas dans la société, il s’y rencontre ». Il faut la célébrer, cette capacité de parler du monde à travers l’art et d’avoir du plaisir en regardant une tragédie. Elle est quand même poétique. Euripide qui a écrit des tragédies est un poète, il a choisi les mots. Et ça parle de justice, ça parle de guerre. Si on n’était pas capable de produire de la beauté en réponse aux maux du monde, on n’aurait pas Homère, on n’aurait pas la littérature, on n’aurait pas Guernica, on n’aurait pas un tas de choses qui sont des réponses à un monde et qui contiennent une part de fête, dans le sens ou une fête peut être combative.
Vous êtes entre autres poète, écrivain, dramaturge, metteur en scène, acteur, directeur du Festival d’Avignon, quels nouveaux rôles avez-vous envie d’endosser dans les dix prochaines années ?
Mes engagements et ma passion sont radicaux et profonds. Je suis passionné par Avignon, je suis artiste et le festival me permet de l’être tout en mettant mon travail artistique au service du festival qui est ma priorité. Je ne fais pas de plan au-delà de : « Qu’est-ce je suis en train de répéter ? C’est quoi le prochain projet ? Quelle est ma passion pour le moment ? » Alors, je n’ai aucune idée pour la suite après la fin de ma présence à Avignon. Pour l’instant, avec une équipe extraordinaire, je suis au service du public et des artistes, de quelque chose qui est beaucoup plus grand que moi. Et je trouve que c’est vraiment un énorme privilège. On espère que le festival sera encore mieux après mon départ. C’est ce qu’on espère toujours quand on contribue à une aventure comme celle-là, c’est de ne pas la dégrader, de l’améliorer, si possible un peu. On s’efforce aussi de démocratiser l’accès à cette création. L’année dernière, on a réussi à organiser la venue de plus de 5 000 jeunes pour la première fois au festival et cette année, on espère pouvoir aller encore plus loin.
Par Emilie Devèze