L’AFFAIRE CORNEILLE MOLIERE
Interview de Marc Tourneboeuf, auteur, et Julien Alluguette, metteur en scène
Depuis 1919, des bruits courent sur Molière… Il n’aurait pas écrit ses vers. Si ce n’est pas lui, qui ? Selon Pierre Louÿs, ce ne serait autre que le dramaturge, abonné aux tragédies : Corneille. Si la théorie a plus de détracteurs que de partisans, elle reste toutefois une histoire particulièrement intéressante, que nous apporte la troupe de « L’Affaire Corneille-Molière » sur un plateau d’argent.
Quand et comment avez-vous découvert que la paternité des œuvres de Molière était remise en question ? En quoi cela a changé votre perception du théâtre et de Molière ?
Marc Tourneboeuf : Lors de mes études au cours Florent il y a tout juste 10 ans. Je n’y ai d’abord accordé aucun crédit puis en 2020 pendant le confinement, je me suis mis à lire la biographie de Molière et cette fameuse théorie y été évoquée. Intrigué de la rencontrer à nouveau, je me suis mis à parcourir les différents sites tantôt tenus par les Cornéliens, tantôt par les Moliéristes et ai été étonné de voir à quel point cette affaire pouvait, encore aujourd’hui déchaîner les passions !
Julien Alluguette : Je ne le savais pas ! C’est Marc qui me l’a pour ainsi dit appris lorsqu’il m’a proposé de monter L’Affaire Corneille-Molière. Mais c’est effectivement extrêmement déstabilisant d’imaginer qu’on puisse un jour confirmer cette hypothèse… Molière est une telle référence théâtrale… ce serait un peu comme apprendre que notre père à tous n’était pas vraiment celui que l’on croyait.
Comment est née l’envie d’illustrer cette théorie sur scène ? Quels étaient vos ambitions et vos challenges ?
MT : L’envie m’est venue en découvrant le destin plutôt tragique d’un des acteurs principaux de cette histoire, le poète Pierre Louÿs, qui a consacré sa vie à la chose littéraire et notamment à L’affaire Corneille-Molière. À l’époque, en 1919, il est le premier à mettre le doigt sur les similitudes qui existent entre les deux dramaturges classiques, mais tout le monde lui rit au nez. Le personnage est haut en couleur, de santé chancelante, héroïnomane, consommateur abusif d’alcool… Pris de pitié pour son histoire et d’admiration pour son opiniâtreté, j’ai d’abord eu envie de rendre la parole à ce malheureux obstiné, aujourd’hui totalement oublié.
JA : Mon envie est venue à la lecture du texte. Il y avait là une enquête littéraire à porter sur scène, à la Da Vinci Code. Entre littérature et film d’action. Mon ambition est de mettre le plus en valeur le texte de Marc et sublimer les acteurs qui porteront ce thriller haletant.
La pièce propose-t-elle un avis définitif sur la question ou vient-elle simplement questionner le spectateur ?
MT : À vous d’en juger …
34 personnages interprétés par 5 acteurs, une belle ambition ! Comment fait-on exister autant de personnages sans perdre la narration ?
MT : En leur donnant des couleurs vives ! Il n’y en a pas deux pareils ! Chaque
comédien interprète une floppée de personnages aux caractères bien trempés. Grétel Delattre passe par exemple d’une vieille secrétaire de 1968 à une jeune mère en 1919, le corps se redresse, la voix s’éclaircit et à ces changements viennent s’ajouter un accessoire, une musique et la lumière, qui varie selon l’époque ; le lieu vient également guider le spectateur. N’ayez crainte vous êtes entre de bonnes mains.
JA : Effectivement ! C’est un projet ambitieux et terriblement grisant. Marc est jeune auteur ultra talentueux. Son écriture est à la fois drôle, fine, rythmée et poétique. C’est une base solide pour embarquer le spectateur avec nous. Ensuite on choisit de très bons comédiens, on y ajoute une direction d’acteurs ultra précise, alliant corporalité et travail de voix pour qu’en une fraction de seconde on voit apparaître tel ou tel personnage. La musique de Nathan Robain viendra nous donner des repères sonores (à chaque époque ses sonorités) et constituera la bande son de ce spectacle (en live !). Enfin, et la scénographie de Georges Vauraz et les lumières de Denis Koransky permettront les repères visuels et de basculer de manière ludique et esthétique d’une scène à l’autre.
La mise en scène moderne contraste avec l’intemporalité du sujet : est-il plus simple de questionner cette théorie avec toute la modernité du monde actuel (ses technologies, les éléments pré-existants dans cette enquête) ?
MT : Molière disait (… Ou était-ce Corneille ?) que si le théâtre ne s’attachait pas à dépeindre son siècle il n’était qu’un art inutile. Notre pièce, tout en questionnant l’Histoire, ne manque pas de s’inscrire dans son époque et en emprunte les codes, scénographie épurée, propos ciselé et une bonne dose d’humour… Ceci étant dit, la modernité aide-t-elle à se questionner sur cette théorie ? Disons qu’elle permet au moins de se renseigner à grande vitesse et d’avoir accès à un siècle de recherches… Infructueuses. La technologie, en nous proposant des arguments en faveur des parties, nous aide donc à nous confronter, à étayer le doute.
JA : C’est une pièce qui débute en 1968, avec trois étudiants de La Sorbonne qui veulent étudier cette fameuse affaire dans le cadre d’un concours d’éloquence. S’en suit alors, au fur et à mesure de leurs découvertes, un tourbillon temporel allant de 1672 aux années 1920. Pour autant, je ne souhaitais pas en faire une pièce vintage aux aspects désuets. J’ai donc opté pour une mise en scène épurée mais inventive, où les accessoires auront une place importante, mais mettre avant tout en valeur le texte et le jeu des acteurs.
La pièce se déroule à l’aube de Mai 68. Remettre en cause l’ordre établi, questionner les certitudes : quelles résonances, parallèles ou concordances faites-vous entre le sujet de l’enquête et l’époque où se situe l’action ?
MT : Une vision neuve contre une vérité établie, des étudiants contre les forces de l’ordre, des institutions figées depuis des années, des décennies, voici le parallèle. L’opposition des velléités neuves et d’un monde qui semble vouloir se sceller pour l’éternité… Et de cela résulte indubitablement un choc plus ou moins violent.
JA : Je sais déjà qu’on risque de s’attirer les foudres de certains puristes, mais tout cela part justement d’éléments concrets, de véritables recherches… quelle est ensuite la part de réalité ou de fiction ? Est-ce au final une supercherie ? C’est tout l’intérêt de ce spectacle justement. Le théâtre, à mon sens, c’est là pour questionner, pour déstabiliser, autant que faire rire et émouvoir…
Les pièces de théâtre-enquête, où les histoires s’emmêlent et le public est pris à parti, ont le vent en poupe ces dernières années ; cela a-t-il été une inspiration ? Est-ce l’héritage direct ou indirect de Molière ?
MT : Molière a écrit (ou Corneille ? …) dans un siècle bien particulier où les arts étaient réglés comme du papier à musique. Alexandrins, unité de lieu, de temps, d’action… Au 17e siècle la structure devient la norme et se fige un
temps, mais les tendances évoluent. Victor Hugo vient casser le vers classique dans Hernani, le théâtre devient populaire, les portes claquent sur les grands boulevards et les créations d’aujourd’hui sont d’autant plus libres qu’elles n’étaient strictes à l’époque. En cela, il me semble que la liberté des pièces contemporaines est l’héritage direct de la rigueur de nos pairs.
JA : Ce genre de théâtre a, je crois, toujours existé… des hommes jouaient des femmes, des troupes jouaient de multiples rôles, il y a déjà plusieurs siècles. Mais c’est vrai que dernièrement on a revu plus souvent des pièces avec ces codes de jeu. Je trouve que ça crée un lien fort avec le spectateur : il a beau savoir que c’est le même acteur qui joue Molière en au 17e qu’un jeune étudiant de La Sorbonne en 1968, il y croit et fait confiance à son imaginaire pour compléter ce qui doit l’être !
A partir du 6 février, à la Comédie Bastille
Par Caroline Guillaume