DOM JUAN

Réinventé par Macha Makeïeff

L’artiste et metteuse en scène Macha Makeïeff propose une version de ce classique de Molière qui ne fera pas l’unanimité. Jouée pour la première fois en mars 2024 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, la pièce s’installe pour moins d’un mois sur les planches de l’Odéon Europe.

Classique archétype

Un don juan : « séducteur sans scrupule » selon Le Robert. Ils sont peu nombreux, ces héros don les noms se sont immiscés dans le langage courant et dont la signification est encore connue de tous. Né de la plume du dramaturge – et moine – espagnol Tirso de Molina en 1630, Dom Juan est pour son créateur l’occasion d’indiquer aux libertins de son époque que seul l’Enfer les attend. De toute évidence la pièce, alors nommé L’Abuseur de Séville, a une résonnance importante dans l’Europe du XVIIe siècle. Elle inspire plusieurs écrivains italiens et français avant que Molière ne s’en empare en 1665. Le Festin de pierre, dont Dom Juan est le protagoniste, est un succès pour Molière. D’un personnage purement antipathique, prétexte pour un rappel de morale religieuse, il fait un antihéros tragicomique, victime de ses propres vices et péchés, avec la luxure en tête de liste. Ce personnage charmeur, trompeur et arrogant est flanqué du valet Sganarelle, défini par sa lâcheté et sa gourmandise. Leur dynamique est comique, le public s’attache à eux par le rire… En un tournemain, ceux que la morale condamne se voient portés aux nues. Moins de vingt ans après la première représentation française, la pièce est connue sous le nom de Dom Juan, au point d’en oublier le titre original. Depuis sa création, Dom Juan a été réécrit par de nombreux auteurs, porté à l’opéra par nul autre que Mozart, a inspiré des poèmes à Baudelaire, tandis que des ersatz de ce séducteur invétéré continuent de se glisser dans la littérature, le cinéma et la télévision.

Un héros au second plan

Difficile de porter un regard frais et nouveau sur cette figure devenue presque mythique… C’est pourtant ce qu’a entrepris l’artiste pluridisciplinaire Macha Makeïeff, grâce à son travail de mise en scène. On ressent chez Makeïeff un intérêt moindre pour le libertin, une fascination absente à l’heure où les relations femmes hommes sont redéfinies, où des mythes doivent s’effondrer. Si le texte de Molière est respecté à la virgule près, la pièce a été pensée et les acteurs ont été dirigés de façon à légèrement en modifier les enjeux et le propos. La metteuse en scène a déplacé l’action au XVIIIe siècle, faisant ainsi allusion à Casanova ou au Valmont des Liaisons Dangereuses sans même les mentionner. Devenu un libertin parmi tant d’autres, Dom Juan (Xavier Gallais) a perdu de son brio. Il n’a plus vraiment l’énergie de faire tourner des têtes et c’est las, avachi, le costume froissé et le cheveu terne qu’il attend sa propre fin. L’action avance car il est dans sa nature de commettre des méfaits, mais la conviction semble lui manquer. Ce manque d’énergie vitale est d’autant plus frappant qu’il s’insère dans une pièce dont l’humour a été étiré jusqu’à la parodie. Les personnages masculins secondaires sont volontairement caricaturaux, tournés au ridicule, tandis que les femmes sont énergiques, survoltées, prennent l’espace
qu’on ne leur a que rarement accordé. Macha Maskeïeff place les victimes de Dom Juan au centre de la discussion. Un point de vue original et assez audacieux si l’on admet que ce n’était pas l’intention
première de l’auteur. Elle fait d’ailleurs d’Elvire, souvent considérée comme antagoniste, son héroïne : « C’est un personnage absolument magnifique, d’une puissance extraordinaire… C’est cette femme qui se lève et qui va peut-être savoir nommer le prédateur, nommer la transgression absolue, nommer le crime ».

La certitude de diviser

Un tel parti-pris est une invitation à voir cette œuvre et ce personnage de libertin sous un autre angle ; non plus comme un charmeur que l’on ne peut s’empêcher d’admirer, mais pour le prédateur qu’il est. Tromper, blesser, mentir, détruire puis se cacher derrière l’étendard de la liberté n’est plus une solution… Après des centaines d’années à s’être vu gracié, Macha Maskeïeff rebat les cartes et nous fait nous (re)demander si, en effet, la fin tragique de Dom Juan ne serait pas justifiée…
Avec Xavier Gallais, Vincent Winterhalter, Irina Solano, Pascal Ternisien, Jeanne-Marie Lévy, Xaverine Lefebvre, Khadija Kouyaté, Joaquim Fossi et Anthony Moudir.

Du 23 avril au 19 mai, au Théâtre de l’Odéon-Europe

Par Léa Briant