FRÉDÉRIC LEPAGE ET EMMANUEL MARFOGLIA

Marcel et ReynaldoDe l‘élégance avant toute chose

“Marcel et Reynaldo” transporte le public à la Belle Époque, et lui fait revivre la relation de l’écrivain emblématique Marcel Proust et du compositeur de génie Reynaldo Hahn. Frédéric Lepage, auteur, et Emmanuel Marfoglia, metteur en scène, nous invitent à découvrir cette création singulière, joyeuse, et éblouissante.

Quelle est la genèse de Marcel et Reynaldo ?

Frédéric Lepage : Emmanuel (Marfoglia) m’a suggéré d’écrire ce spectacle lors du centenaire de la mort de Marcel Proust en 2022. Il souhaitait qu’on imagine uneœuvre qui sorte de l’ordinaire, qui éclaire une facette différente de la personnalité de l’écrivain. Ainsi est née l’idée de raconter l’auteur à travers sa vie sentimentale, en évoquant son histoire d’amour avec Reynaldo Hahn. En 1894, Proust, alors âgé de 23 ans, se rend dans un salon prestigieux où l’on joue de la musique et récite des poèmes. Il y rencontre ce jeune homme d’origine vénézuélienne qui interprète ses propres compositions, il en tombe follement amoureux. Cette passionva s’effilocher et se transformer en une amitié inaltérable qui perdurera jusqu’au dernier souffle de Proust.

Emmanuel Marfoglia : De son vivant, Reynaldo Hahn connaît un succès phénoménal et acquiert une solide notoriété. Il est injustement oublié dans le milieu musical contemporain et ne reçoit pas les honneurs qu’il mérite. Quand on parle de Proust, il me semble fondamental d’évoquer ce compositeur, ô combien magnifique. C’est une tâche passionnante que de transposer la relation de ces deuxêtres au théâtre. Nous avons élaboré une scénographie minimaliste, où les personnages se racontent en miroir. Sur scène se noue un dialogue jubilatoire, un face à face qui n’est pas sans faire penser à L’affrontement, cette pièce remarquable avec Jean Piat et Francis Lalanne.

Comment vous êtes-vous documentés ?

EM : Le répertoire de Reynaldo Hahn représente une source de documentation exceptionnelle. Il existe des enregistrements audios où il s’accompagne au piano. Nous avons veillé à reporter à la scène les partitions authentiques, à conserver le style original et originel dans les parties chantées.  

FL :Nous disposons de plusieurs milliers de lettres qui permettent de retracer l’existence de Proust avec précision. Quelques lettres de Reynaldo Hahn ont aussi été retrouvées, mais sa correspondance était sans doute expurgée par la famille dans un souci de convenance. Son journal a également été publié. Il y préserve comme quelque chose de sacré l’intimité de leur attachement. Il y fait allusion avec pudeur et discrétion comme on le remarque dans cette citation écrite en 1922 : “Marcel est très malade, il ne veut voir personne, et ne veut pas se soigner. Situation cruelle, et qui paraît sans issue mais je compte encore sur le fait que Marcel n’est en rien comme les autres humains.“

EM : Notre spectacle souligne d’ailleurs l’élégance de cette époque où l’on dévoilait son âme implicitement, avec subtilité. Cette recherche de raffinement dans Marcel et Reynaldo est un bain de jouvence, cela génère de la fraîcheur, de l’émotivité, de l’authenticité. 

Les deux artistes se sont influencés l’un l’autre, leur œuvre est indissociable de leur histoire…

FL : Nombreux sont les passages directement inspirés par leur liaison dans À la recherche du temps perdu, en particulier ceux qui parlent de musique. L’écrivain prône une vision mystique de la musique qu’il considère comme un art de l’ineffable. Le compositeur, quant à lui, la perçoit comme un prolongement de la parole. C’est cette contradiction que l’on détecte dans l’ouvrage. On a parfois la sensation que Proust s’adresse directement à son meilleur ami, qu’il règle ses comptes intellectuels au fil des pages. Ainsi, Reynaldo Hahn est présent en filigrane dans l’œuvre proustienne.

Parlez-nous des personnages et de leurs interprètes…

FL : Il était impensable de mettre en scène Marcel Proust lui-même. Cependant, je souhaitais trouver un moyen de rentrer malgré tout dans les profondeurs de son esprit. J’ai donc inventé le personnage du cocher qui est un confident involontaire, spectateur de tout ce qui se joue sur la banquette arrière du fiacre. L’autre protagoniste est Reynaldo Hahn, il nous présente une vision rétrospective de cet amour fusionnel.

EM :Notre choix s’est porté sur Thomas Marfoglia pour incarner le musicien. Ce jeune prodige est à la fois comédien, pianiste et chanteur, paré d’une couleur lyrique. Il évolue dans le domaine de l’opéra et de la comédie musicale. Il délivre sur scène une merveilleuse prouesse artistique.Et nous avons le privilège de collaborer avec Jean-Christophe Brétignière dans le rôle du cocher. Figure familière du théâtre et de la télévision, il est doté d’un phrasé unique et possède un timbre de voix extraordinaire.

Les mélodies représentent le pilier central de la pièce, elles viennent accompagner chaque étape de cet itinéraire amoureux et amical …

FL : Il était primordial que l’alternance entre le texte et la musique se fasse naturellement. Il n’y a jamais de rupture, les passages chantés sont en lien direct avec la continuité du récit, avec le fil de l’histoire. 

EM : C’est là toute la magie de ces compositions qui permettent d’exprimer un large panel d’émotions, elles interpellent les cœurs et éveillent les perspectives. Un véritable mélodiste est capable de faire naître des images, et de communiquer des sentiments, tel est le don de Reynaldo Hahn.

Quelle est la réplique qui vous émeut le plus ?

EM : Vers la fin de la représentation, le cocher dit à l’oreille du compositeur : “Chochotte”. En un seul mot sont évoqués tous les non-dits et les malentendus qui jalonnent le parcours de nos héros. 

FR : C’est bien sûr une provocation ironique, en réalité Marcel Proust est loin de l’image du misérable auteur asthmatique que l’on se fait souvent de lui ! Le spectacle vient tordre le cou à cette légende, il n’avait rien d’une petite chose fragile… La dernière réplique est celle qui me trouble le plus, elle est infiniment bouleversante : “L’amour que je te portais n’était pas le simple reflet du tien. Dans un élan où je me jetais de toutes mes forces, j’ai vécu à l’ombre de ton génie, et je ne sais ce que retiendra la postérité, que la légèreté de ma musique exprimait la politesse de mes sombres humeurs ou que je fus avant tout ton donneur de sérénade. J’accepte l’un et l’autre de ces verdicts, j’en suis fier.”

Par Marie-Lys de Cerval

Actuellement au Théâtre du Gymnase Marie Bell